Les Faux Indifférents, Carmontelle, 1771 - Texte intégral

Modifié par Delphinelivet

Les Faux Indifférents

Septième proverbe



PERSONNAGES
La COMTESSE, coiffée, & point habillée.
Le CHEVALIER, bien mis.
HENRIETTE, Femme-de-Chambre de la Comtesse, en Femme-de-Chambre.



La Scène est chez la Comtesse.


                                                                 SCÈNE PREMIÈRE
                                                                La COMTESSE, HENRIETTE.


La COMTESSE. Henriette ?
HENRIETTE. Madame.
La COMTESSE. Donnez-moi….
HENRIETTE. Quoi, Madame ?
La COMTESSE. Mon écritoire… non, un siège.
HENRIETTE. Madame me paraît bien inquiète, bien agitée.
La COMTESSE, s’asseyant. Ah, Henriette ! ma situation est inconcevable !
HENRIETTE. Comment, Madame ! auriez-vous à vous plaindre de Monsieur le Chevalier ?
La COMTESSE. Hé, non, au contraire ; il ne m’est que trop fidèle.
HENRIETTE. Que trop fidèle ! voilà un reproche qui est nouveau.
La COMTESSE. Sans doute, et plus il est rare, plus il me semble que j’ai de torts.
HENRIETTE. Comment, vous trouvez qu’il vous aime trop ?
La COMTESSE. Oui.
HENRIETTE. Hé bien, épousez-le, il changera bientôt.
La COMTESSE. Quoi, tu veux que j’épouse un homme que je n’aime pas ?
HENRIETTE. Vous ne l’aimez plus ?
La COMTESSE. Non, et voilà ce qui me tourmente.
HENRIETTE. C’est pourtant ce qui devrait vous tranquilliser ; ce n’est que lorsque l’on aime, qu’on est tourmentée…
La COMTESSE. Je vois bien que tu ne me comprends pas ; car enfin, qu’ai-je à reprocher au Chevalier ? rien. On ne saurait aimer plus vivement, avec plus de délicatesse… Il est affreux d’être ingrate sans le vouloir, sans aucun sujet de plainte.
HENRIETTE. Moi, Madame, je ne vois rien là d’affreux ; vous êtes comme vous étiez avant de l’aimer.
La COMTESSE. Tu ne conçois pas que mon indifférence va faire son malheur ?
HENRIETTE. Il est vrai qu’il perdra beaucoup, en perdant un cœur comme le vôtre, Madame ; mais puisque vous ne le quittez pas pour en aimer un autre, quel tort avez-vous ? on n’est pas maître de son cœur ; et d’ailleurs laissez-le toujours vous aimer, cela ne vous coûtera rien.
La COMTESSE. Quoi, je le tromperais ? Oui ; mais c’est une fausseté dont je suis incapable ; cependant lui laisser apercevoir que je ne l’aime plus, c’est lui donner la mort. Non, je ne puis m’y déterminer. Sa présence m’embarrasse, et je crains autant de le voir, qu’il désire d’être avec moi.
HENRIETTE. Hé bien, Madame, ne le voyez pas ; mais écrivez-lui.
La COMTESSE. Quelle sera sa douleur ! à quel désespoir il va se livrer !
HENRIETTE. J’entends quelqu’un, c’est lui-même, déterminez-vous.
La COMTESSE. Ô ciel ! dis-lui d’attendre… je vais rêver au parti que je dois suivre.


                                                                            SCÈNE II
                                                                    Le CHEVALIER, HENRIETTE.


HENRIETTE. Monsieur le Chevalier…
Le CHEVALIER. Hé bien, que fait la Comtesse ? puis-je la voir.
HENRIETTE. Elle est très-occupée. Si vous voulez pourtant, je vais le lui demander.
Le CHEVALIER. J’avais à lui parler ; mais cela ne presse pas.
HENRIETTE. Je m’en vais lui dire que vous êtes ici.
Le CHEVALIER. Je ne veux pas la détourner.
HENRIETTE. Attendez un instant.


                                                                            SCÈNE III
                                                                         Le CHEVALIER, rêvant.

Je n’aurais pas dû rester. Par où m’y prendre pour lui annoncer ?… qui m’eût dit qu’un jour j’aurais pu cesser de l’aimer… cependant, il n’est que trop vrai !… est-elle moins belle, moins tendre ? non, voilà ce qui me désespère !… sur le point de l’épouser, rompre sans raison… Il le faut bien… je consens qu’elle me haïsse ; mais je ne veux pas que jamais elle puisse me mépriser. Que lui dire ? que je ne l’aime plus ? moi qui lui ai juré cent fois de ne vivre que pour elle, de l’adorer jusqu’au dernier soupir… Ah, quelle barbarie ! je pourrais me résoudre à lui plonger le poignard dans le sein, moi qu’elle aime, ah, que dis-je ? donc elle attend le bonheur de la vie ; je serais un montre !… mais si je lui écrivais ?… oui, si je rougis de mon indifférence, je ne dois pas rougir d’une action qui prouve l’honnêteté de mon âme. Il écrit. « Mon cœur m’avait trompé, Madame. » Ô Ciel ! elle en mourra ! Il écrit. « Si vous le voulez cependant, je tiendrai ma promesse, je ne peux pas être à une autre qu’à vous, je ne suis pas capable d’une pareille perfidie. Je perds bien plus que vous ; puisque rien ne pourra jamais me tenir lieu d’un amour qui m’était aussi précieux ». Donnons cette lettre à Henriette, et fuyons promptement. Il plie et cachette la lettre.


                                                                            SCÈNE IV
                                                                     Le CHEVALIER, HENRIETTE.

HENRIETTE. Monsieur le Chevalier, Madame ne saurait vous voir aujourd’hui, et elle m’a chargée de vous remettre ce billet.
Le CHEVALIER. Hé bien, comme il lui plaira, je lui ai écrit aussi, donnez-lui cela.
HENRIETTE. Je vais lui remettre dans l’instant.


                                                                            SCÈNE V
                                                                                Le CHEVALIER


Qu’elle est éloigné d’imaginer ce qu’elle va lire ! voyons ce qu’elle peut me mander. Il lit bas. Est-il possible ? ai-je bien lu ! Il lit haut.
« C’est avec la plus vive douleur, Monsieur le Chevalier, que je vous écris ceci ; il ne faut plus nous voir, je ne suis plus digne de vous, je ne saurais vous tromper, il ne sera plus de bonheur pour moi, vous seul me l’aviez fait concevoir, mon cœur s’y refuse, il n’est plus sensible, j’y perds plus que vous, vous êtes vengé et vous devez l’être ; c’est une satisfaction que je vous dois. Ménagez-vous, et que votre désespoir ne me fasse pas repentir d’avoir été trop vraie. Adieu. »
Il tombe dans un fauteuil.
Elle ne m’aime plus ! avec quelle froideur elle me l’annonce ! elle m’avait prévenu, et je craignais de lui déchirer le sein ! l’ingrate ! qui a pu me faire perdre son cœur ? mais que dis-je ? non, elle ne m’a jamais aimé. Quelle affreuse pensée ! elle aurait pu me tromper ? Dieux ! quelle horrible situation ! Il s’appuie sur la table, la tête sur ses deux mains. La Comtesse entre, et le voit dans cette situation.


                                                                            SCÈNE V
                                                                   La COMTESSE, Le CHEVALIER


La COMTESSE. Quoi, Chevalier, vous ! vous avez pu écrire que vous ne m’aimiez plus !
Le CHEVALIER. Aurais-je jamais pu penser que je dusse avoir un pareil reproche à vous faire, sans craindre de vous offenser ! Ah, Comtesse, non, votre cœur n’a pu vous dicter ce billet.
La COMTESSE. Quoi, vous vous plaignez ; quand au même instant, vous êtes encore plus coupable, quand je craignais tout de votre désespoir…
Le CHEVALIER. Et vous êtes-vous trompée ? non, Madame, j’en mourrai ! vivez heureuse ; puisque vous pouvez l’être encore sans moi.
La COMTESSE. Ingrat ! connaissez-vous si peu mon cœur ! ah, sans doute ; puisque vous avez consenti à le perdre. Quelle était mon erreur !
Le CHEVALIER. Que dites-vous, ô ciel !… quelle joie insensée !… ah, Madame, si je vous parais actuellement indigne d’un si doux retour, le temps, mon repentir, tout vous prouvera que c’est un égarement que je ne me pardonnerai jamais ; trop heureux si je puis espérer qu’un jour vous me regretterez !
La COMTESSE. Et que fais-je donc à présent ?
Le CHEVALIER. Quoi ! vous me pardonneriez ? quel serait mon bonheur ! vous m’aimeriez encore ?
La COMTESSE. Ai-je jamais cessé ? mon cœur n’était-il pas alarmé de tout ce que vous souffririez par ce cruel aveu ? c’est une erreur de l’esprit, que je ne puis comprendre.
Le CHEVALIER. Ah ! nos cœurs ne sont pas faits pour être désunis, ne différons plus de former un lien dont le retard avait irrité l’amour contre nous.
La COMTESSE. Il en deviendra plus fort et plus durable. Oui, Chevalier, l’indifférence a manqué son coup, elle va nous fuir sans retour.
Le CHEVALIER. Je jure et je sens que je vais vous aimer jusqu’au dernier soupir.
Il lui baise la main.


                                                                             Fin du septième Proverbe.


Carmontelle, Les Faux Indifférents, 1771


Explication du proverbe : « Le feu est caché sous la cendre. ».

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